L’image fantôme d’Oskar Benedek

Oskar Benedek

Oskar Benedek est un mystère humain du XXe siècle. De ce mystère ne demeurent plus que quelques photos et l’histoire de sa vie, qui n’est pas achevée malgré qu’il ait disparu. Benedek était hongrois, un photographe hongrois qui avait croisé les surréalistes à Paris. Le 4 janvier 1944, jour du vernissage d’une importante exposition de ses œuvres dans une galerie de Budapest, un mois avant l’arrivée des troupes nazies dans sa ville, Oskar Benedek disparaît sans explication. Près de soixante-dix ans plus tard, une enquête ramène en plein jour son étrange histoire sous la forme d’un film, un très beau film d’une trentaine de minutes où témoignages, photographies et pages de son journal dessinent une énigme

Réalisé par Olivier Smolders, avec l’aide de Thierry Hoguelin au scénario et de Jean-François Spricigo pour les photographies, ce « film en voie de disparition » fait scintiller le mystère Benedek en noir et blanc, juste sous nos yeux qui d’emblée veulent en savoir plus: des images chirurgicales où des scalpels découpent la peau de jeunes visages, des extraits de la presse hongroise de l’époque, des images filmées en 8mm par le photographe esquissent une biographie par fragments : « La galerie Hantaï présente les images d’Oskar Benedek, un représentant de la jeune école hongroise de photographie. L’élite de la ville s’est précipitée au vernissage sans pouvoir féliciter l’artiste Benedek, qui a brillé par son absence. » C’est écrit dans la Nation Hongroise du 8 février 1944. Deux jours plus tard, un rapport de police précise qu’Anna Foldes a signalé la disparition de son locataire. Quand elle est entrée pour faire le ménage, tous les meubles avaient disparu. Interrogés par la police, les voisins affirment n’avoir rien entendu. C’est l’entrée du mystère Benedek où le film maintenant nous emporte.

la-part-de-l-ombre2Dans la Gazette de Budapest du 28 février 1944, on en apprend davantage : « Nous n’avons aucun signe d’Oskar Benedek, disparu depuis un mois. La police a interrogé son médecin, le docteur Klein. Celui-ci n’écarte pas la thèse du suicide, car son patient souffrait d’une grave dépression. Depuis plusieurs jours, Benedek se sentait suivi par des étrangers et avait peur d’être enlevé. La disparition mystérieuse de Benedek assure un succès inattendu à la présentation de ses œuvres. » Nous sommes au cœur du questionnement qui devient d’un seul coup politique. « Sur ordre de la kommandatur, la police a saisi les photographies exposées à la galerie Hantaï. Ces clichés ont été détruits et la galerie restera fermée. On ne peut qu’applaudir cet acte de salubrité publique. Les photos de Benedek sont un exemple déplorable d’art dégénéré à la solde de la juiverie internationale. » C’est écrit noir sur blanc dans La Nouvelle Hongrie de mars 1944.

En nous donnant à voir les photographies de Benedek, le film nous raconte l’opération de propagande dont elles allaient devenir le prétexte : « Chaque jour, on en sait plus à propos du traître Benedek. L’état-major a confirmé détenir des preuves irréfutables que ce misérable vendait des informations aux Soviétiques. Ces informations s’ajoutent à la découverte d’un petit laboratoire clandestin où la police vient de saisir un lot de photographies obscènes. Benedek, non content de trahir sa patrie au profit de la vermine soviétique, corrompait les mœurs de notre jeunesse. » Toute la perspicacité de la censure et de la diffamation nazies consistent à repérer et à mettre hors d’état de nuire les œuvres néfastes.

Plus tard, la presse hongroise nous apprend qu’un noyé a été retrouvé dans les eaux du Danube. Selon le rapport d’un légiste, il s’agirait d’un certain Benedek, activement recherché par la police. Mais La part de l’ombre n’en reste pas à la version nazie. En français, une voix d’homme vient lire quelques passages du journal intime que le photographe a tenu de 1935 à 1944 : « La terre de mon enfance n’existe plus. Mes chers parents, mon pauvre Miklos, où sont passés nos rires d’autrefois ? Le bruit des clochettes à l’encolure des chevaux, les arbres noirs au bord des eaux glacées, où sont passés les souffles du vent sur la plaine de Szolnok ? Photographier c’est embaumer le temps, c’est ce qu’ils disent. Pourtant je ne photographie pas pour me souvenir des choses, pour les immortaliser, mais au contraire pour les effacer, les détruire, les jeter dans un puits sans fond. »

wb11Il n’a fallu que quelques minutes d’un très beau cinéma pour qu’on comprenne, a contrario des propagandes habituelles, qu’il s’agit bien d’une œuvre incontrolée, aussi profonde qu’insaisissable. Et peut-être fictive. La rencontre d’André Breton à Paris, d’Eluard et Picabia nous donne l’ébauche d’une constellation mentale, entre rupture amoureuse et tentative de suicide. Dans l’orbite des surréalistes parisiens, les photographies de Benedek inventent un monde où le corps nu d’une jeune femme fait face à un singe empaillé. La question se pose de savoir qui, de Jean-François Spricigo ou d’Oskar Benedek, est l’auteur des photographies que La Part de l’ombre donne à voir. Après tout, Benedek n’est pas cité dans le Dictionnaire mondial de la photographie, où il aurait précédé Walter Benjamin, un autre disparu dont la mort interroge.

La Part de l’Ombre n’est peut-être pas un documentaire, mais l’invention d’une œuvre photographique prenant sa source dans les images d’un autre photographe encore en vie, Jean-François Spricigo, praticien du mystère en noir et blanc qui interroge la force de fascination des photographies dans nos vies. Né d’une nouvelle de Thierry Horguelin, le très beau film film d’Olivier Smolders est un pur objet photo-littéraire, à la manière de La Jetée de Chris Marker. A l’origine du scénario, le texte de Thierry Horguelin racontait l’histoire d’un photographe qui efface le monde en le photographiant. A partir de là, le coup de génie d’Olivier Smolders est d’avoir songé que les photographies de Spricigo pouvaient incarner cette malédiction. « La reconstitution historique faisait partie du jeu, explique le cinéaste, même si la volonté de créer un leurre ne nous est jamais apparue comme une fin en soi. C’est seulement un dispositif pour mettre le spectateur dans une certaine disposition d’esprit. Finalement, la question de savoir si Benedek a vraiment existé importe assez peu. Au cinéma, tout est fiction. »

N’empêche que Walter Benjamin a peut-être écrit un texte fondamental sur les photographies parisiennes d’Oskar Benedek. Un texte disparu lui aussi, escamoté avec d’autres manuscrits, dans la chambre d’hôtel de Portbou où son corps a été retrouvé, le 26 septembre 1940.

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